Chapitre 1 - Mon enfance

Le mariage de mes parents a eu lieu le 9 octobre 1933.  Émérilda Paquin et Josaphat Trottier formaient un couple très amoureux, d'après ce que me relatait ma tante Éliane Paquin.  On est toujours heureux de savoir que nos parents s'aimaient, surtout lorsque, par des circonstances incontrôlables, il manque un maillon à la chaîne, à savoir que je n'ai pas connu ma mère, rappelée beaucoup trop tôt vers Dieu pour pouvoir partager notre vie.  Mais avec ma croyance qu’il y a une autre vie qui nous attend, je suis convaincue qu’elle a toujours veillé sur nous.. 
Je suis née le 9 août 1934, l'aînée de trois frères : Gaétan, Gilles et Roger.
À l'été 1938, ma tante Éliane et sa sœur Yvonne sont venues travailler à la conserverie de Saint-Vincent-de-Paul.  À l'arrivée de l'automne, tante Éliane est retournée à Ste-Cécile, mais Yvonne est demeurée avec nous pour aider ma mère qui avait une grossesse difficile. Le 19 février, Roger à annoncé son arrivée, mais il n'était pas à terme. 7 mois de gestation, pour cette époque, ce n'était pas simple et Maman souffrait de ce qu'on appelle les intestins noués. Elle était très malade, donc affaiblie et incapable de reprendre le dessus sur sa santé.  Elle nous a quittés le 23 février 1939, en laissant  un petit bébé de 2 livres sans incubateur ou quoi que ce soit que nous connaissons aujourd'hui.


 On sait que, sentant ses derniers moments arrivés, Maman aurait tant désiré la présence de sa propre mère!  Ma tante Éliane nous rapporte qu’à chaque fois que la porte s’ouvrait, elle demandait : «Est-ce que c’est Maman?»  Et pourtant…  Ce n’est pas la faute de ses parents, s’ils n’ont pas été auprès d’elle.  Dès qu’ils ont su qu’elle était près de mourir, mes grands-parents Paquin sont partis vers elle.  Mais imaginez le voyage, à l’époque!  Le 15 février, deux jours avant le décès,  deux personnes de 60 ans partent de Sainte-Cécile, en plein hiver, se rendent  à Trois-Rivières, traversent le fleuve en bateau, couchent chez un cousin, prennent le train le lendemain et arrivent à Saint-Vincent-de-Paul …  trop tard :  Émérilda, leur fille aînée venait de mourir… Quel immense chagrin!
 Pour mon père, Yvonne et Éliane, quel courage il leur fallait dans un si grand deuil! Imaginez : 4 enfants sans maman! J'avais 4 ans et demi et ce petit bébé si fragile,  je devais l'entourer de bouillottes chaudes. Le bain se donnait sur la porte du fourneau et on nourrissait le tout-petit au compte-gouttes.    
 Après le  baptême de Roger, à cause de la santé de Maman, le bébé a été confié à une dame Papineau qui vivait dans notre voisinage.  Ma tante Éliane me disait qu'on ne croyait pas que le bébé vivrait. Lorsqu'il pleurait, c'était si faible que c'est le chien qui allait chercher sa maîtresse pour l'avertir que le bébé avait besoin de soins.  Peut-on croire combien les animaux sont sensibles envers les humainsLe hasard est  spécial :  j'écris ces lignes le jour anniversaire de Roger :  il a aujourd'hui 67 ans, le 19 février 2006. C'est un miracle qu'il ait survécu, mais je crois qu'il voulait vivre et qu'il a eu des soins d'amour hors du commun.
 Je ne peux que remercier la vie d'être venue au monde dans cette famille. Le seul souvenir que j'ai de cette période, c'est la chambre mortuaire.  Ma mère était exposée dans sa chambre.  Je vois encore le paravent mauve et les chandeliers.  C'était très certainement marquant pour mon jeune âge.
 À cette époque, il fallait qu'un bébé naissant soit baptisé la même journée.  Étant donné l'état de mon petit frère, ils ont demandé à un voisin d'être parrain et marraine. Avec ce que nous vivons 67 ans plus tard, on n’arrive pas à croire les exigences d'alors, mais on vivait selon les règles de ce temps. Beaucoup de choses ont évolué, cette fois pour le mieux.  
Ma tante Éliane était à Ste-Cécile.  Il faisait tempête.  Elle a dû partir en voiture à cheval pour venir prendre le train à Manseau. Quel trajet! Pensez-y : ce n'était pas des voitures chauffées, la vitesse était limitée et ma tante est arrivée très certainement  le coeur en lambeaux. La vie a des périodes où on peut croire qu'on ne sortira pas de l'impasse.
Aujourd'hui, en regardant un recueil de pensées quotidiennes, voici ce que le hasard m'a offert. « Les pires souffrances finissent toujours par se diluer dans l'océan du temps.» Germaine Versailles, L’œuvre du temps. Lorsqu'un événement dramatique nous atteint, le phare de notre âme s'éteint, nous laissant seul devant un vide vertigineux, nous rendant insensibles. Ce moment suspendu nous permet de nous reconstruire à l'abri du temps. Et lorsque nous reprenons nos sens, nous jouissons du recul nécessaire pour faire notre deuil.
La vie a repris son droit et nous avons été bien entourés : mon père et mes tantes, Éliane et Yvonne, ont pris soin de nous au-delà de leur peine.  Je peux affirmer que notre enfance a été très heureuse.
Ma tante Éliane a rencontré l'amour et des décisions devaient se prendre, car il était impensable qu'un veuf puisse demeurer avec sa belle-soeur sans qu'une tierce personne habite avec eux. Comme ma tante devait se marier en avril 1941,  mon père et Yvonne, comment dirais-je, ont développé des sentiments assez profonds pour
vouloir unir leur destinée et continuer la famille. Ils se sont épousés le 31 décembre 1940. J'ai un souvenir très marquant de cette journée. Vous auriez dû voir mon père : chapeau de feutre gris, paletot noir, gants gris, costume noir et chemise blanche!  Il était très beau et notre tante Yvonne portait une robe bleu paon avec chapeau de même couleur, avec des plumes de paon, un beau manteau noir avec col en renard argenté.  Elle était très belle, dans notre tête d'enfants.  C'était hors du temps : je ne crois pas qu'on comprenait très bien ce qui ce passait, même si on nous avait expliqué. C'est ma tante Éliane qui était avec nous pour permettre aux nouveaux mariés de venir faire un voyage dans la famille de Ste-Cécile et St-Pierre.                                                               
Comme vous voyez, il y avait toujours avec nous quelqu'un de rassurant à nos côtés. Lors du retour de mes parents, je me souviens m'être fait dire que ma tante Yvonne était devenue notre maman, parce qu' on continuait à l'appeler «ma tante», naturellement…
 Laissez-moi vous parler d’Yvonne. C'était une personne de grande générosité, douce et elle nous a adoptés comme si nous étions sa propre chair.  Jamais on ne s'est  aperçu qu'elle avait des préférences pour ses enfants qui se sont ajoutés à la famille.  On était tous sur le même pied.  D'ailleurs, nous avons toujours été unis et elle y était pour beaucoup.
 Pour ma première journée d'école,  j'avais très hâte!  J'ai toujours aimé aller à l'école. On allait à l'école de Pont-Viau, à Laval, chez les religieuses de la Présentation de Marie. On avait un uniforme : robe noire avec col rigide blanc, boucle noire, bas noirs. Voyez-vous le portrait?  Une petite fille de six ans…  Mais on était toutes vêtues
de la même façon.  À la fin de l'année, il y avait distribution des prix. On recevait des cadeaux.  Toute l'année, j'ai tenu le deuxième rang et en juin j'ai réussi la première place!  La fierté que j'ai ressentie!  Ouf! J'ai reçu une petite chaîne avec une croix  en or, des livres.  La lecture est toujours demeurée mon passe-temps favori.
 Je crois que je devais être en deuxième année : on commençait à écrire à l'encre.  En faisant mes devoirs, j’ai eu la malchance de renverser de l'encre sur mon cahier.  Il n'y avait rien à faire pour réparer le dégât! Donc le lendemain, je n'ai pas présenté mon devoir, avec l'excuse que je l'avais oublié.  Mais la religieuse avait la mémoire longue : elle m'a redemandé mon devoir.  Alors je me suis résignée à apporter mon cahier taché d'encre.  J’ai eu droit à une punition à genoux devant toute la classe, avec le cahier accroché dans le dos!  Croyez-moi : c'est une leçon d'humilité pour une petite fille fière pour ne pas dire orgueilleuse : les larmes étaient amères…
 Nous faisions notre première communion dès notre première année d'école. On nous faisait apprendre notre catéchisme par cœur et la cérémonie était grandiose :  les petites filles, tout de blanc vêtues, avec voile comme une petite mariée.  Un beau spectacle de voir toutes ces petites  vêtues de blanc. Notre robe servait pour trois occasions : notre communion,  notre confirmation et à la fin de l'année, pour recevoir nos prix.
1939 : déclaration de la guerre qui a duré jusqu'en 1944.  Je me souviens de l'inquiétude qu'il y avait dans l'air : les gens étaient rivés à leur radio pour connaître l'issue des conflits. Combien de familles craignaient l'appel de l'armée! Certains acceptaient cette éventualité, mais beaucoup désertaient.  On ne peut que souhaiter que de pareils événements ne se reproduisent jamais.  J'avais dix ans à la fin de la guerre.  C'était l'euphorie : fini le cauchemar, la peur pouvait s'estomper; mais beaucoup ont perdu des leurs.
Durant ce temps, je grandissais.   Mes jeux favoris étaient les balançoires et …chanter.  Les patrons de mon père
avaient de jeunes enfants et ils venaient me chercher pour surveiller leurs enfants dans la piscine intérieure qu'ils possédaient.  Pour ceux qui me côtoient, ils savent combien j'aime m'amuser dans l'eau!  Depuis plusieurs années, je fais de l'aqua-forme. C'est un exercice très bénéfique pour la santé.  Ma tante Éliane a toujours été très présente. Durant les vacances, j'allais passer quelque temps avec elle et son mari, Jacques Beauchamp.  J'ai connu la rue Gauthier,  près du parc Lafontaine à Montréal, où on allait souvent s'amuser. On venait visiter mes grands-parents, ce qui me rappelle une anecdote.
Dans ce temps-là, ce n'était pas simple de conserver la nourriture. L'été, on descendait tout ce qui avait besoin d'être au froid dans le puits à l'eau pour la crème, le beurre, la viande, ou encore dans la cave qui était creusée et qui restait en terre; donc c'était frais. Un dimanche matin, je jouais dehors dans ma plus belle robe, car les gens qui revenaient de la messe devaient voir une fille impeccable, mais Mémère lavait sa vaisselle et a jeté l'eau dehors juste au moment où je passais devant elle!  J'ai reçu toute l'eau sur moi… Ouf! Plus de belle robe! Maman m'avait fait des pantalons, mais à la campagne, les filles ne portaient pas ce vêtement. Un dilemme : qu'est-ce qu'on fait?  Il ne fallait surtout pas que les gens revenant de la messe me voient en pantalon! Ma grand-mère le tolérait sur semaine car je n'avais rien d’autre.  Durant l'année scolaire, j'avais appris à broder sur un jupon; alors c'est le jupon qu'il a fallu porter avec une blouse.  Plutôt un jupon que de me voir en pantalon, un dimanche : c'était impensable!
Je connaissais quand même un certain confort, car nous avions l'électricité, le téléphone,  une chambre de bain complète, l’eau chaude, une glacière avec blocs de glace que les gens faisaient durant l'hiver sur la rivière et qu’on conservait dans un hangar et  qu’on couvrait de bran de scie. On en avait pour tout l'été. C'est vous dire l'écart qu'il y avait entre la vie en ville et à la campagne. Chez Mémère, il y avait  des criquets dans la maison qui nous chantaient leur mélodie. Les entendre, ok!, mais je n'aimais pas les voir. Pépère me taquinait beaucoup pour ça.
 À St-Vincent-de-Paul, nous chauffions au charbon et, une année, on a eu une infestation de coquerelles. Il paraît que c'était dans le charbon. Alors, quand on en a eu dans la maison, il paraît que la cave en était remplie. Aussitôt qu'on fermait les lumières, ça sortait de partout. Ce sont des insectes répugnants!
 On ne voulait plus dormir les lumières éteintes et pas avec des lumières tamisées, car la pénombre, y a rien là pour ces bestioles. Quand on en voit dans le jour, c'est grave! Un exterminateur est venu nous en débarrasser.  Le matin, on en ramassait à plein porte-poussière.. Ouach! C'est pourquoi je craignais que la même chose se produise avec les criquets.
 Il y a eu une première naissance, le 20 juin 1942 : une fille, Thérèse.  Cette petite fille a eu la diphtérie et est décédée le 7 janvier 1943.  J'avais 8 ans. Elle est décédée dans les bras de mon père qui l'avait bercée une partie de la journée en lui chantant sa petite chanson préférée: «On s'aima bien tous les deux» et des petites phrases de son imagination.  C'était ses petites berceuses  à lui. Mon père avait une très jolie voix.  Nous aimions l'entendre chanter. Nous avions les cahiers de chansons folkloriques de l’abbé Gadbois; il puisait dans ce répertoire plein de titres que je ne puis énumérer ici, car ça prendrait beaucoup d'espace que je veux consacrer à autre chose. Donc, revenons à ma petite sœur. On croyait au départ qu'elle avait une grosse grippe : elle avait une forte fièvre.  Mais c'était beaucoup plus grave qu'on le pensait. Mais, voyez-vous, on n'allait pas chez le médecin ou dans des cliniques comme aujourd’hui! Le médecin fut appelé pour constater le décès et nous dire qu'elle avait eu la  diphtérie, maladie contagieuse.  Donc, on craignait pour les autres enfants.
 J'aurai bientôt 10 ans et le 16 juin arrive. Ma nouvelle petite sœur, ma poupée, sera une autre Thérèse. Maman voulait redonner ce nom.  Comme vous voyez, pour mes frères et moi, depuis 4 ans, Yvonne est notre maman. Thérèse était un bon bébé, j'en prenais soin et je crois que tous les jours je voulais qu'elle dorme avec moi. Bien sûr, c'était impossible, mais quand j'ai eu la permission, j'étais aux anges! C’était un cadeau pour moi… Elle a toujours partagé ma chambre.  Elle mouillait encore son lit à 1 an et demi, c'est normal. J'installais une toile, un piqué et une séparation dans mon lit pour ne pas être inondée.  On n’avait pas de couches jetables, alors on s'organisait avec ce qu'on avait. 
Nous étions encore à St-Vincent-de-Paul,, mais il y a eu un feu qui a détruit l'étable. Donc plus d'étable pour continuer le volet de vaches laitières et les patrons ont décidé de ne pas reconstruire. Il restait le côté avicole, mais là aussi il semble qu'il y a eu changement.
 C'est là que Papa a voulu avoir sa propre terre.  Il avait regardé dans «La Terre de chez-nous»,  journal agricole. Il est venu voir à Daveluyville et Manseau. Voilà! Les dés étaient jetés : on venait s'établir dans cette région, un changement radical. C'est Manseau qui a été choisi comme deuxième étape de mon enfance.
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